Lorsque les premiers forgerons, ignorant tout autre emploi du raide métal, en faisaient des râteaux, des pioches ou des socs de charrue, ils n’étaient pas allés jusqu’à imaginer qu’en aiguisant le fer sur l’enclume ils inventeraient l’épée homicide. Les derniers forgerons, ceux qui restent au village, après avoir cloué, pendant des années, des fers aux sabots des bovins se sont, eux, reconvertis dans l’élevage des bêtes à cornes. Le maréchal-ferrant représentait souvent la force physique, la force brute qui poussait entre les montants de bois l’animal plus ou moins récalcitrant. Aujourd’hui, le maréchal-ferrant sirote son infusion, rogne sur sa ration de tabac et contemple avec une méfiance extrême les belles pouliches citadines qui viennent pâturer dans les prés des vacances. Ses infarctus, il les traite prudemment suivant les conseils du guérisseur Mesmérouf qu’il va consulter de temps à autre dans la capitale régionale.
Autrefois les vétérans, tordus par l’âge à l’image des noueux oliviers de la Province agrippés aux flancs de l’oppidum d’Ensérune, que Riquet, lui encore, se permit de perforer, recevaient deux arpents de terre en échange de leurs bons et loyaux services à la gloire de César le Chauve, en sus d’une cabane où ils entassaient leur grouillante marmaille. Plus tard, la ville Eternelle allouera, de même, deux arpents de poussière et une maison presbytère à ses soldats de Dieu. Aujourd’hui, cela ne suffit plus aux enfants de Vulcain. “Debout, jeune homme !”, crie le forgeron à son ultime porte-enseigne. “Si tu répugnes aux trop longues fatigues des camps, aux galons trop parcimonieusement distribués, aux clairons dont les notes criardes rappellent trop le marteau matinal sur l’enclume des aïeux, achète des marchandises, revends-les au triple de leur valeur, transporte-les jusqu’aux rives des Goths, présente-les aux Cantabres basanés, l’argent a toujours bonne odeur”. Mais n’entendez-vous donc pas, Monsieur le Batteur de fer, les premiers rugissements du tracteur qui va rouler sur la pente et entraîner dans sa course le maître qui l’a dressé ? Ne comprenez-vous donc pas, Monsieur le Dompteur de fer, que ce jeune homme est déjà jaloux de votre opiniâtre vieillesse et que les flammes dévoreuses qu’il contemple, c’est vous qui en allumâtes la première étincelle ? La tisane que vous buvez avant votre nocturne repos, à défaut de quelque fille qui d’une main légère vous flatterait et, contre vous, presserait sa cuisse claire, cette tisane vous sera-t-elle suffisant antidote si vous voulez encore cueillir les figues du Verger et respirer les roses de l’an prochain ?
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