Les Chiens : une "lycisque - orgoose" noire, d'une dizaine d'années, qui répond au nom de Gemma ; un énorme mâle marron-beige qu'on appelle Rex ; un petit chien Pugh de deux ans qui répond – ou ne répond pas selon son humeur – au nom de Flashy. Flashy semble cumuler tout les vices : homosexuel avec l'un, inquiétant avec l'autre, attaquant le plus jeune des enfants qu'il jalouse visiblement, se blottissant dans le giron de sa maîtresse, les quatre pattes vers le plafond, bondissant sur le genoux de son maître pour y flairer les parfums d'Arabie (le Colonel B. a, en effet, garnisoné au Caire, à Colombo, à Singapour, etc).
Les Chats: l'un d'entre eux n'a pas droit de cité ; du nom de Hennie (Honey = miel dans le dialecte du Yorkshire), 20 ans d'âge, n'ayant plus la force de se lever, pelage moutonneux, voix criarde, gémissant mais, paraît-il, n'ayant pas encore son pareil si, d'aventure, traîne sur la table quelque morceau de viande "à emporter".
Dunsa Manor (suite)
C'est une espèce de joie physique que de placer dans la grille de la cheminée d'énormes morceaux d'anthracite sortis tout droit de L'Angleterre victorienne. Veloutés d'apparence, ils brûlent avec une surprenante allégresse, tandis que le "braque préféré peut s'asseoir au coin du feu et puer à son aise". "Dunsa Manor" se dresse à East Layton, au milieu de trois cents hectares de terres. Maurice B., colonel de Sa Majesté a débarqué le Jour J en Normandie, dit-il, dans les vagues d'assaut de 7.30 AM, heureux, dit-il, de n'avoir pas été parmi les tout premiers.
Son voisin, le colonel Mac Millan, vient chasser le samedi matin. Grand, fort, rougeaud, "Kagatos", comme disaient les Grecs de la grande époque. A l'heure du café, il nous confie qu'il descend d'une vieille famille française de banquiers (Pinatel ou Pignatel) , apparentée aux Cossé-Brissac dont l'un a été le "boy-friend" de la du Barry. Le colonel Mac Millan vient de s'offrir un Renault R 16, gris métallisé dont tout le monde lui fait compliment. Il y a quelques mois, l'armée lui a offert un voyage autour du monde : Tahiti s'est révélée la perle de son périple ; il y a été magnifiquement reçu par l'armée française. A la chasse, le colonel Mac Millan est particulièrement maladroit. Aujourd'hui (en l'honneur de ses hôtes ?) il a "descendu" deux faisans qui se promenaient dans les allées tout en échangeant quelques confidences. Le colonel Mac Millan en est plus gonflé que le paon qui arpente la terrasse du manoir, d'autant que son vieil ami et adversaire de chasse, le colonel B. en a, lui aussi, "descendu" deux, ("très exceptionnellement", me confie le fils de celui-ci, entre deux portes). Les deux champions se font des politesses tandis que les dames, conviées au spectacle, admirent les onze pièces couchées sur le gravier (parmi elles, un canard sauvage) devant l'entrée principale du Manoir, sous le regard d'un "Flashy" des mieux indifférent.
Dans la salle de bains du rez-de-chaussée, la jeune hôtesse a laissé son calesson bleu nuit, à discrets parements roses. Flashy y décèlera peut-être quelque parfum exotique.
Le lendemain de Noël (Boxing Day), jour de remise des cadeaux, invités à déjeuner à Bedale chez les B. C'est aussi le jour de la grande chasse à courre de l'année. Tuniques noires, tuniques rouges, culottes blanches, hauts de forme pour les cavaliers, bombes pour les cavalières dont cuisses et fesses tendent si fièrement le tissu qu'on les prendraient pour mâles, n'était la cassure de l'entrejambe, qui, sous le blanc immaculé de l'étoffe, dissimule mal les sexes "admirablement bombés" dont friande le "Prix Femina", confident de la belle Anita.
A l'après-repas, au fumoir, entre deux fanfaronnades gaillardes, T.B. décrète "They see us as gentlemen in top hats, violating les daughters of the poor" (ils nous voient comme des Messieurs en chapeau-claque, violant les filles des pauvres). Pas si mal vu que cela !
Dans l'église de Ravensworth, le Pasteur Row, bien qu'enfant du Yorkshire, est jugé quelque peu hautain par les indigènes de l'endroit. Dans son sermon, il détaille comment, pour Noël, il a aidé une paroisse voisine, mais il l'explique de façon telle qu' on pourrait y voir là miracle ; or l'église anglicane ne croit pas aux miracles. Se prend-il pour le vieux prêtre Peter Gillinghan de W.B. Yeats ?
Le Paster Row, qui vient de perdre son épouse il y a six mois, trouve consolation auprès de deux autres paroissiens qui, tous les ans, décorent l'église avec passion : leurs deux enfants se sont noyés, il y a onze ans de cela, dans l'un des lacs romantiques si chers à William Wordsworth et à sa sœur Dorothy qui vécurent à Dove Cottage de 1799 à 1808.
Le bedeau fait la quête , billets verts, billets rouges, grosses pièces d'argent, encombrent le plat. Le bedeau, frère d'un baron du voisinage, va présenter le fruit de sa collecte au pasteur, qui se penche pour mieux examiner la recette, de derrière ses fines lunettes (nous sommes dans le Yorkshire), puis présente l'offrande à l'ampoule rouge du saint sacrement.
A table, l'autre soir, J.B. parlait de Bertrand Russell, "homme charmant", à qui elle avait eu l'occasion de téléphoner du temps où elle pratiquait le journalisme. Intervention immédiate de sa belle-mère : "Je hais les gens qui n'ont pas la foi !". Je fais rire J.B. (en aparté) en lui confiant qu'en entendant cette réflexion "I was shaking in my ‘Church's shoes'".
Le père de J.B., brillant médecin sorti de Cambridge "avec honneurs", chef d'une antenne chirurgicale, a lui aussi débarqué le Jour J, flanqué d'un psychanalyste qui accompagnait la péniche pour voir de près les effets du débarquement sur le moral des troupes. Le psychanalyste est le seul, parmi les touristes de cette journée, à avoir demandé au père de J.B. "quelque chose pour les nerfs". Le Docteur B. a sauté sur une mine, un peu plus tard : il se consacre maintenant à la pêche, à la chasse et au …whisky.
A Dunsa, lors d'une conversation au coin de l'âtre avec le colonel B. sur la qualité des chaussures anglaises, les marques à conseiller, etc., nous tombons d'accord sur deux ou trois grands noms. Le colonel B. me demande comment j'obtiens l'éclat sur les chaussures noires que je porte aux pieds. Je lui révèle la recette (si recette il y a) du chiffon humide préalablement enduit de cirage. Nous nous égarons dans de tels excès de byzantinisme, qu'on nous traite de snobs ( sine solo ), ce qui est comble dans un pays où, prétend-on, on reconnaît une duchesse à ses chaussures !
La veille comme j'avais maculé de boue mes Hush Puppies (américains), le colonel insiste pour les donner à décaper à Mrs D., la cuisinière. Le lendemain je retrouve mes Hush Puppies ("better than new", mieux que neufs) devant le seuil de ma chambre, mais j'avais appris, entre temps, que Mrs D. ne s'occupait que de la cuisine (élémentaire mon cher Watson !), d'où ma très grande confusion.
Paris
Les Chiens :
A l'arrêt de l'autobus 22, que j'attends, se présente un groupe de lycéennes du lycée Molière. Nous montons. Les portes se referment mais l'autobus ne démarre pas pour laisser la voie à une voiture de pompiers, sirène déployée. Sous les casques étincelants, les visages poupins des jeunes pompiers dont l'un caresse un épagneul marron tapi sur ses genoux. Et les demoiselles de s'esclaffer : "Il emmène son chien, il emmène son chien !" .Je pense que le petit chien va au feu avec son maître pour déceler toute trace de gaz et qu'il a cette allure de travailleur sérieux et un peu triste des toutous obligés de gagner leur vie. Je revois aussi ce chien pour non-voyant qui s'était arrêté devant la boite au lettres de la place Michel-Ange-Auteuil à la demande de sa maîtresse et qui levait désespérément les yeux vers… moi, voyant qu'elle ne voyait pas l'objet désiré. J'ai eu presque honte (j'ai eu honte) d'empiéter sur le job de ce gentil ami.
Paris
Les Chiens : (suite)
Alors que je descends lentement à pied l'avenue Beethoven, en léchant les vitrines, je sens soudain un choc sourd et mou contre ma jambe. Un chien m'assure de son affection. Quelle chose merveilleuse que ce chien inconnu venant brusquement me dire : "Je t'aime"… Comme disait quelqu'un : "Nous ne savons pas toujours qu'on nous aime, mais nous savons presque toujours que nous ne sommes pas aimés".
Editions SOUBIE 2003
12230 - L’HOSPITALET DU LARZAC - FRANCE
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