Quand le lycée Febus est inauguré dans sa tunique de brique et de grès tendre local, on construit la Tour Eiffel : l'architecture gothique et la Renaissance inspirent ce haut lieu du savoir départemental ; glycines et chèvrefeuilles paressent sur les grilles extérieures et la Cour d'honneur abrite de langoureuses plantations. Le lycée d'Etat Gaston Febus a bonne réputation : la Belgique, l'Andorre, l'Espagne sans compter l'Aude lui envoient des élèves, ainsi Roger d'Alet France, Vigneron de Limoux, Font d'Andorre ou Jean Radamès qui a enseigné la valse à 3 temps au général Bietdase et qui n'est patronymé du nom de Radamès que parce que, à son grand dépit, comme il le regrette lui-même, sa « grand-mère est allée se faire tringler en Espagne ». Le brocanteur Radamès votera à droite.
Vient la guerre de 1939 et les années normales comme disent les Anciens.
Devant la gare de Sabardu, figé sur mes courtes pattes, je regarde défiler une section de SS parachutistes allemands déguisés comme à la parade et très solidement encadrés par l'armée française : curés, fermières avec, au bras, un panier rempli d'œufs, paysans, bergers, bonnes sœurs, bérets ou coiffes sur la tête : ils se sont fait piéger dans les hautes vallées en cours de missions de sabotage, bien qu'ils parlassent le Gascon aussi bien — c'est du moins ce qu'on leur avait dit à Tübingen — que Adhemar de Rocafissada, tel que cité par Carl Appel dans sa Chrestomathie Provençale. Sur la Nationale 20, à deux pas du camp du Vernet, les gardes-mobiles arrêtent mon oncle Paul, dans sa Juva 4, pour excès de vitesse. De ce temps, Sartre et Simone banquettent à l'Hostellerie de la Barbacane, la veille même de la déclaration du conflit. C'est le 22 novembre 1942 que les Allemands franchissent la ligne de démarcation. Le 18 septembre 1943, les maquisards de Péreille d'en Haut (en souvenir de Ramon ?) livrent un premier combat à l'occupant qui leur tue deux des leurs.
Le 12 novembre 1943, la voie ferrée Ax-Toulouse est coupée en plusieurs endroits : les caisses de pastis et de sucre s'immobilisent quelques moments sous le pont de Fouïch et provoquent notre émerveillement tandis que les plus délurés d'entre nous tapent le carton dans les cafés de Villote. Le 3 décembre 1943, les Allemands arrêtent le Concierge du Lycée, qui ne parvient pas à leur expliquer la provenance de ces tracts trouvés dans sa loge, tracts non à la gloire de la grande Allemagne. Le Concierge du Lycée ne reviendra pas de Buchenwald. Le 14 décembre 1943, les Allemands arrêtent l'Architecte et chef départemental des mal-pensants : ils le tuent à la manière saxonne. Les pensionnaires des grandes classes passent au cirage le derrière des pensionnaires des petites classes : l'ordre et la propreté règnent. La tête de veau Jean Bl. me traite de “tête de chien” : faut dire que moi-même, en ma chétive personne, ayant servi, à l'Ecole communale, de punching-ball à Gallo — qui, lui-même, servit de sparring-partner au bistrotier Brochant qui lui-même disputa le championnat d'Europe des poids moyens contre Nino Benvenuti (à Milan s'il vous plaît !) qui lui-même disputa le championnat du monde contre Monzon — mon sang ne fait qu'un tour et je mets fin aux rodomontades de ce caïd local : il ne m'en voudra pas ! En plein mois de décembre 1943, un adjoint d'enseignement est déporté.
En avril 1944, les Allemands réquisitionnent la partie sud du Lycée : s'esquisse comme un début de cohabitation quand l'un des occupants, de 17 ans d'âge, essaie de nous expliquer dans son patois que son bras est resté à Stalingrad. Le maire de Fouïch, qui est professeur de Pidgin-English, hésite à nous apprendre la langue de Churchill. En allant au stade, nous chantons “Maréchal, nous voilà ...”. Le 6 juin, “Ils” débarquent. Le 20 août, une colonne allemande est attaquée dans les rochers de Prayols. Le 21-22 août, une autre colonne de Mongols met le feu au village de Rimont et à celui de Castelnau parce que brutalement confrontée aux guerilleros du maquis de la Crouzette et à quelques autres.
Mais dans la nuit du 7 au 8 août, sur les sages conseils de la BBC, le brav' commandant “Labige” a sauté sur Crossenbourg — village dont le curé brûle les seins (qu'il ne saurait voir ?) des paroissiennes — prélude à la libération de la ville de Foix et du Lycée. Labige va sabler le champagne brut offert par le colonel allemand commandant la garnison avant de s'enfermer à triple tour dans sa chambre d'hôtel (il le déclare lui-même en toutes lettres dans la Presse locale) pour se protéger de l'ardeur des Fuxéennes qui voulaient le violer. Cinquante ans plus tard, le brave Marcel — retraité, mais pas de la langue — embrassera l'épouse autochtone d'un automédon de l'époque, ce dernier tout fier de cette distinction commémorative à l'endroit de sa belle moitié.
Le 20 octobre 1944, rentrée scolaire et retour de notre prof. d'anglais, prisonnier (dont la dame écossaise nous apprend le Auld Lang Syne de Robert Burns, tout en nous mettant en garde contre ce coq de bruyère qui écrivait des vers grivois, buvait beaucoup, produisait des enfants illégitimes et se révélait cependant tout à fait capable d'écrire en bon anglais quand le cafard le prenait ou quand il dénonçait les parties de jambes en l'air du pasteur local qui, lui-même, de son côté, l'avait, au nom du Ciel, accusé de fornication. Rabbie est mort à 37 ans : il y a une justice divine, concluait la gentille dame écossaise). Le censeur, ira, lui, patrouiller dans le Quérigut en quête de précieuses pommes de terre à frites pour les pensionnaires (en janvier 1944, et en raison de l'absence de son époux, l'épouse du Censeur était partie pour Ravensbrück).
Le 1er février 1945, un maître d'internat originaire d'Appamea et qui avait été déporté, meurt à Dachau.
1945 : composition de grec chez le “Barbic”. Nicole et Monique me pressent de leurs cuisses de nymphes pour m'arracher les secrets de la version grecque. En anglais, on étudie le Conte de Noël de Charles Dickens ; Mme Les Landes, mère d'élève, fait se retourner, à son passage, tous les humanistes bien nés.
1946 : un professeur de lettres lave ses cinq filles, au jet, dans le jardin de sa villa qui surplombe la Nationale 20. Le jour d'inspection, il sort et lit une explication de textes enfouie dans son cartable depuis des lustres : le “Miroton” trouve ça très bien ; les élèves n'avaient jamais imaginé que leur professeur pût penser si haut ...
1947 : c'est le mois de mai, il fait doux, les hannetons circulent autour des marronniers de la cour. Nous disputons une furieuse partie de pelote basque sous le préau avec le futur demi de mêlée du Racing-Club de France, quand notre professeur de lettres surgit : le Miroton-Navets Cothurnus (c'est lui que notre professeur de lettres a eu comme prof. !) vient d'arriver et Diderot nous attend. Chacun s'essuie le front, Cothurnus s'extasiera tout seul sur les grandeurs du XVIIIe. Cothurnus félicitera son ancien élève et nous félicitera nous aussi parce qu'on a un très grand prof de lettres — ce qui est absolument vrai. Le lendemain, pour nous remercier, notre prof. de lettres nous lira du Rabelais après avoir fait sortir les filles.
1948 : l'Inspecteur d'Académie demande à sa nièce de me demander si je veux bien lui laisser lire mon devoir de philo. Il a eu 12, j'ai eu un peu plus : il finira donc Doyen de l'Inspection Générale ... En étude, Roger Bernard vient me trouver pour lui expliquer les dissertations de philosophie : il rempile la classe, finira Principal du Conseil des Sages et figurera au Tableau d'Honneur ... La grosse Ermessen, avec des seins à lui cacher entière la façade, extrait 64 pages de composition de son soutien-gorge : le prof. de géographie trouve qu'il s'agit là d'une “excellente copie”. Mme Ermessen sera imposée sur les grandes fortunes ... Un adjoint d'enseignement danse pour les Fêtes d'Appamea sur le plateau du Castella. Un autre adjoint d'enseignement vient se ravitailler en vol derrière mon dos à la bonbonne de Florestan qui déborde de Blanquette de Limoux. Florestan est un fervent de Charles Trenet et il chante Y a de la joie ... Delpi, qui se fera psychiatre, m'emprunte la gomme sur un air d'opéra. Mon condisciple Pey me raconte qu'il a surpris un troisième adjoint d'enseignement à l'infirmerie en train de besogner une élève de Terminale. Pey me demande d'être discret, de ne surtout pas en parler à la fille de celui-ci (elle est dans notre section !) parce que son père rentre tout juste de déportation.
Avec l'Union Sportive du Lycée, nous allons disputer un quart de finale de rugby à Saint-Couserans : l'international Bontruc, le béret vissé sur le chef, nous attend à l'arrivée de l'autocar et hurle à ses agneaux : « tuez-les tous ! ».
« C'est bien ce qui a failli arriver », nous rassure le secrétaire de l'Union Sportive.
Je règle mes frais de pension à l'Intendance et rejoins la vie dite “active” après un bref séjour en Hypo-Khâgne où le philosophe Taquin (six filles, lui) refuse de corriger une composition sur Voltaire et les Bons Pères parce qu'il a rédigé un ouvrage : Pour “bien” comprendre la pensée de Saint Thomas d'Aquin, chef-d'œuvre pieux auquel un malpensant a rétorqué par un diabolique libelle : Pour “mieux” comprendre la pensée de Thomas d'Aquin. Le professeur Taquin, avant d'entamer son cours de catéchèse, sort de sa serviette une lettre du Pape qui le félicite. Le professeur d'anglais (ou d'écossais si l'on est puriste) qui prononce les mots “aussi droicts que les natifs d'Angleterre”, se voit contraint de répéter une quinzaine de fois le mot “perhaps” devant la classe satisfaite des exigences du Miroton-Navets. Le professeur d'écossais termine toutes ses explications de textes par un décisif : It is the masteurrpiece of a masteurr ! — Of courrse, Sirrah !
Je vais entendre la Traviata au Capitole et, l'été, je découvre la mer.
Claude d’Esplas (Les Merlufleaux)
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