Il faut suivre un étroit sentier qui agrippe la pente et laisse sur sa droite maisons et granges éventrées qu’un groupe de jeunes sous-préfecturiens avaient achetées dans le but de les réhabiliter mais qui vite renoncèrent devant l’ampleur de la tâche ; un sentier d’abord obstrué par les orties qu’il faut abattre à la canne ferrée avant qu’elles ne cèdent place aux buis odorants et qu’on ne débouche, sans autre avertissement, sur une manière d’étrave (la parcelle 1017) d’où le regard décolle vers l’immensité du ciel. La parcelle 1018, qui la prolonge, s’étire comme une lande, silencieuse, unique, solitaire, aux dimensions d’éternité, d’où la vue, qui fuit vers le nord, découvre des collines qui moutonnent jusqu’à la ville Rose dont on voit, par nuits claires, l’aura au-delà des escarpements de Durban et de Montseron et du piton du Carla-le-Comte (ainsi l’appelait-on alors) d’où Pierre Bayle contemplait les austères étoiles avant de remettre la comète à sa vraie place dans l’univers. Au loin, tout en bas, se blottit une ferme au milieu d’une armée de sapins rachetés, paraît-il, dix mille nouveaux francs l’ha, par la REFAS. (Vers l’ouest, du côté de l’océan, de minces nuages s’effilochent à l’approche des montagnes.)
La fermière, ramenée de Silésie par un ancien prisonnier de guerre, vous interpelle dans le patois d’oc en une langue que lui envieraient tous les soi-disant spécialistes d’un charabia occitanien savamment préfabriqué et revendu au prix fort par les marchands du Temple des Instituts théologiques bien pensants. Un merisier tend une branche chargée de boules rouges au passant qui progresse vers l’angle ombreux. Halte, cinq minutes d’arrêt-cerises auprès d’une fontaine-bassin autour de laquelle les troupeaux ont imprimé, dans la boue humide, la marque de leurs sabots ferrés. L’eau tombe, goutte à goutte, sur la mousse, lisse les pierres, attire les oiseaux qui piaillent et se chamaillent autour de ce tabernacle feuillu, espèce de dent du Boudha que, à Kandhi, l’on atteint après avoir soulevé des pans et des pans de lourdes tentures rougeâtres et sur laquelle veillent trois énormes bonzes de chair dont la toge s’agite au passage des étrangères blondes.
A gauche de la fontaine, sur une parcelle voisine, Monsieur l’Escoussière signale une entrée de mine, en partie obstruée mais exploitée aux commencements de la guerre 39/45 : “du manganèse”, insiste-t-il et il connaît la musique puisque l’une des bornes de la concession minière a été plantée tout contre le mur de sa maison ... D’ailleurs les meilleures piles (1,5 volts longue durée) pour magnétophone portatif japonais miniature, selon M. le Vendeur, les toutes dernières meilleures sorties du cerveau chimico-humain au profit de Monsieur l’Acheteur, ne sont-elles pas justement les piles au manganèse ? Pour bien tomber, ça tombe bien et foin de l’audition de ces voix du passé (disques Pathé Frères), des “chœurs de Faust” ou du “Fiacre” d’Yvette Guilbert qui débouchait trottinant du pavillon nasillard d’un phonographe dont le desservant de la Paroisse tournait métronomiquement la manivelle. “Prolonge mes jours, ô Jupiter ; multiplie le nombre de mes années !”, car sous la toge ou sous la cuirasse, il faut agir vite. Annibal avait franchi les Alpes en dissolvant les roches avec du vinaigre pour frayer la voie à ses éléphants d’Ethiopie (le vin n’ayant pas supporté les vents chauds et l’altitude) tandis que, serrés en phalanges et à l’abri de leurs boucliers, ses légionnaires osaient tout.
La maison du voisin - 31 juillet, Parcelle 89
La maison du voisin, solide cube de pierres rouges, a été vendue au mois de juin à des gens de La Rochelle pour la somme de onze millions cinq cent mille anciens francs, maritimes acquéreurs qui s’étonnèrent de ne pas voir le téléphone dûment installé mais qui, au tout dernier moment, raccrochèrent car ils ne réussirent pas à rassembler la somme dans son immédiate totalité. Les postulants suivants, Germains, eux, y parvinrent et s’installèrent dans les lieux avec leur blonde chevelure tressée, réunie en gerbe sur la tête et dont le régime nuptial impressionnait tellement le César des Commentaires et aussi leur grosse voisine de l’Oustalot qui prétend que leurs toilettes consistent précisément en l’absence de toutes toilettes.
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