1959
Pâques (Paris/Rome/Athènes/Paris) — L'avion d'Air Olympique vole vers la patrie de Platon et d'Aristote. L'hydravion de Maria K. regagne les hangars de la maintenance du Bourget. L'hydravion de Maria K. est très fatigué mais « assez bon comme ça », comme le souligne sèchement l'Aristote aux refaçonneurs d'une grande compagnie aviatrice dont le directeur actif joue des castagnettes avec une grandissime sauterelle qui vous jure à l'oreille qu'elle a été la co-pilote de Saint-Super — ancien vendeur de camions chez Saurer et qui aurait réussi à en fourguer un exemplaire à Montluçon (c'est ce que m'a confié la secrétaire de son ancien patron). C'est d'autant assez bon comme ça que les fauteuils de l'hydravion en question, crasseux sont, certes, mais possèdent néanmoins encore quelques ressorts ; ainsi l'admet le refaçonneur-chef si vous lui dorez suffisamment la nageoire et, après tout, le bel Aristote n'a jamais été contre un plongeon régénérateur dans la Mer des Cyclades, fût-ce dans un simple appareil. Les toilettes des avions d'Aristote n'ont pas l'eau courante mais il y a de grands paniers d'osier et du papygrec en cas de besoin ...
Comme le Parthénon est beau dans la lumière du petit matin, tout aussi beau que le cimetière du Céramique !
Mercredi 15 avril — « Je voudrais qu'il n'y eût pas d'âge entre dix et vingt-trois ans, ou que la jeunesse dormît pendant cet intervalle qui n'est rempli que par des engrossements de filles, des insultes aux vieillards, des vols ou des combats ... »
Trois ans de prison ferme à ce pédagogue qui a tiré sur des chahuteurs qui avaient placé des pétards dans sa boîte aux lettres. A Montecuccoli, dans la classe de Polidure, chercheur au CNRS, les jeunes érudits, debouts sur les tables, chantent les Bateliers de la Volga tandis qu'à Febus ils ont attaché le docteur, mis le feu à sa barbe avec des tisons embrasés et chaque fois qu'elle flambe, ils jettent dessus de grands seaux d'eau sale pour l'éteindre.
Vendredi 17 avril — Dans le train Chaury-Paris, Madame Rustique, professeur de sciences naturelles et fille d'officier supérieur, traite son père de “salaud”, évoque ensuite son mari, assistant de Faculté, qui la trouve “demeurée” parce qu'un jour qu'on frappait à la porte de leur chambre où son mâle était nu et qu'elle avait dit, machinalement, « entrez ! », la soubrette avait vu le veau qu'elle n'aurait pas dû voir ...
Mai — « Et alors, ces études, ça marche ? », demande un grand militaire à deux de ses petits rejetons censés faire de solides études à Washington tout en apprenant sérieusement l'anglais de la Maison Blanche et qui consacrent une belle partie de leur temps libre aux nuits de la Mégapole à l'insu — croient-ils — de leur stratège de Grand-Père. C'est ce que me raconte, du moins, leur tailleur dont la clientèle va du père du Président de la République au fils du chantre de Catarinetta bella, en passant par quelques crooners ou rockers à la mode et, aussi, par quelques Académiciens en mal d'immortalité.
31 décembre — Ce matin, une bonne sœur vient me faire piqûre. Lorsque, à sa froide demande, je lui précise ma laïque profession, ses yeux se révulsent comme si elle avait le diable aux fesses.
1960
17 février, Amphi Guizot à la Sorbonne —M. Aulugelle fait son cours d'histoire sur Paris aux XVIIe et XVIIIe siècles. Tassé par l'âge, le cheveu rare, il cherche à gagner son auditoire par l'œil qui cligne et la voix qui inflexe en direction de l'une ou l'autre des travées. Vêtu de sombre, veston à carreaux presque délavé, peut-être rapetassé par sa vieille maman couturière, là-bas quelque part en Limousin.
13 novembre — « The life of Dickens is full of ups and downs » (la vie de Dickens est pleine de hauts et de bas), déclarait le Professeur Fogg, né à Liverpool, exerçant en Sorbonne, « more downs than ups » (plus de bas que de hauts). Le charmant Fogg croyait avoir trouvé le paradis sur terre à Cadaquès, sur la Costa Brava, à l'Hôtel Miramar (Catalogne).
1961
Mercredi 11 janvier — Dans le Journal de Gide (avril 1944) : « Je ne parviens pas à mépriser les joies charnelles (et, du reste, ne m'y efforce guère). Une panne de l'avion qui devait nous remmener (panne providentielle, dirai-je) m'en permet une des plus vives, l'avant-dernier soir ; autour de quoi tous mes souvenirs de Gao s'irradient. Eussé-je emporté avec moi et pris aussitôt de la quinine, j'aurais sans doute mieux tenu le coup, mais je n'en ai pu trouver que le troisième jour ; c'est-à-dire que l'aimable Madame Pinson eut la gentillesse de m'en offrir. »
Lorsque, par le plus grand des hasards, je demandais, il y a quelques mois, à Mme P., professeur de lettres ayant fait une longue carrière en Afrique, ce qu'elle pensait du Voyage au Congo et du Retour du Tchad, ouvrages de ce même Gide, elle me répondit, le plus ingénument du monde, qu'elle n'avait jamais lu les textes en question et m'assura (de cette langue légèrement ampoulée et un tantinet monotone qui balance ses phrases comme les houles de l'océan soulèvent le lourd bateau qui les fend au large de l'île Gorée) qu'elle se résoudrait quelque jour à le faire. Il serait trop drôle que l'aimable Madame P. ait ainsi requinquiné la littérature française.
Mardi 21 février — Sous mes fenêtres ou presque, le lycée des Jacobins dont Pompée est le proviseur. Selon son humeur, ses subordonnés ont droit à « Mon cher ! », « Mon très cher ami ! », ou à une tape amicale sur l'épaule ou bien encore à « Mon cher collègue ! », signe d'un éloignement très impérator romain. Il ponctue régulièrement ses adresses à la plèbe scolaire de quelques « sans flagornerie ».
Mars — Le lycée Méliès attend une attaque des blousons noirs. L'un de ceux-ci a été “provoqué” hier par un “intello” devant la Mairie, d'où promesse d'expédition punitive : ils arrivent ! Descendus de leurs vélomoteurs encore pétaradant, ils attendent, la lame à la main. Madame Le Dauphin, adjointe d'enseignement, se demande si son Directeur d'époux ne risque pas d'attraper quelque estafilade tandis qu'elle-même pourrait être marquée à vie de la croix des vaches.
Dimanche 23 avril — A Roupillon, village dans la Brie, le fils d'un célèbre professeur de médecine se promène dans les rues, l'œil auréolé des restes d'un coup de poing que lui a administré, l'avant-veille, un jeune aborigène : « oignez vilain, il vous poindra ; poignez vilain, il vous oindra ! », comme disait le savant Professeur Le Provençal, grand médiéviste à la Sorbonne.
Lundi 24 avril — Artaban, surveillant au Lycée, s'est présenté dans la nuit au ministère de l'Intérieur et s'est porté parachutiste volontaire. Il a cependant glissé à l'oreille d'un autre surveillant, qu'à tout hasard, il avait enfoui dans sa poche son béret rouge, au cas où le vent aurait tourné.
16 juin — A 16 h 30 au Lycée, des élèves au garde-à-vous contre le mur, au bas de l'escalier, attendent “Mimosa”. Celui-ci, aux confins des deux sexes, parapluie noir roulé, fond de teint sur le visage, se terre dans un angle de l'étage supérieur, n'osant affronter les stations de ce calvaire descendant.
Hier, en traversant le cimetière du Montparnasse, je me demandais ce qu'il restait de la cervelle d'Alékine, champion d'échecs. Et que restera-t-il de la cervelle de “Mimosa” et de celle de ses persécuteurs ?
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