"J’aime l’été pluvieux du sud de la Bohème, région froide où la forêt, noire et dense, abrite de petites perles d’architecture Renaissance. Parfaitement débloquée, danger réel pour tout Français perdu dans les Pouilles sans blague aucune ! – je joue ma petite comédie spontanée. Je trouve qu’il suffit de réfléchir et de laisser le romantisme aux hommes. Je me suis offert le plaisir d’une histoire avec l’attaché-case venu il y a quinze jours, mais ce n’était qu’un essai de serrures. Le dit jeune homme, trente-six ans, parisien, a certes des qualités dont celle d’être très amoureux, mais il n’a pas trop le profil : je le déchiquetterai en petits morceaux en peu de temps. En plus, ce n’est pas mon problème s’il a des problèmes avec sa virilité (là, je ne trouve aucun mot moins bête). En plus j’ai connu récemment grâce à des amis, un autre individu qui me semble très positif et il me plaît beaucoup de surcroît. Il travaille à cinq rues de chez moi.
Je serais vraiment et conne de le rater, il est emballé. Il a la trentaine, beaucoup de charmes (mon must : brun, intelligent et rusé – mais ne dit-on pas pour ma part que j’ai une réputation de futée), gentil, sympathique, etc… très parisien et plutôt "classe", en poste en Bohême depuis six mois, sans amis, désorienté (il me l’a dit) dans une ville grouillante et combinarde, souhaitant passer ses vacances en ma chère Bohême du sud. Très bien. Toute mon ambition renaît qui consiste aussi à aimer des hommes ambitieux. Je m’ennuierais avec un rêveur et j’aime faire de la "représentation". Je persévère donc avec ma discrétion, car j’ai trop connu l’envie pour avoir tendance à étaler maintenant d’éventuels succès. Par exemple, j’ai été très contente de revoir une ancienne copine de l’Ecole Normale Supérieur, Agnès, de passage en Bohême, qui l’an dernier, à vingt-sept ans, a mis la main sur un garçon par mal du tout (disons qu’elle activement collaboré). Nos retrouvailles ont été comme une réunion de conspiratrices ou de sorcières (s’ils savaient !).
Et Prospero, me demanderez-vous ? Vous savez qu’il est en poste chez nous. Voici donc en deux mots l’histoire puisque je vous ai déjà tellement parlé de lui. Eh bien, avec lui, tout ses passe très bien mais je dois constater qu’au niveau de l’essentiel la situation est bien comique. Il y a un moment où les choses s’annonçaient sous le jour le plus grandiose, vrai, profond, dans une atmosphère romantique et pathétique et où il me disait avec tendresse qu’il aurait bientôt davantage de libertés et qu’en tous cas il ne voyait personne. Au bout de deux mois, n’en pouvant plus, j’ai réussi à le faire sortir de sa coquille pour apprendre qu’il a une autre relation, chose des plus logique puisqu’ils partagent le même bureau, sa collègue et lui. Sept jours sur sept, ils se prennent vraiment pour les missionnaires de la grande et unique Culture de leur Pays auprès des pygmées de Bohême,. La fille a au moins sept ans de plus que lui et des cheveux très longs et roux, pas moche, assez spéciale, l’air d’une sirène échouée ou d’un pythie en mal d’oracle, minuscule, sinistre, ignorant le sourire, la féminité tragique, elle le materne, et lui, il vit ainsi doublement marié à son travail, avouant qu’il considère cette relation comme des plus pratique ; et lorsqu’ils montent au septième, là où la moquette a encore des relents de moelleux, je pense inmanquablement à notre historique formule : cinq cents ans avant les singes !… "
Mardi 9 juin, 18 heures –
Devant la gare de l’Est, départ du car pour la Bohême. Le machiniste contrôle les arrivants dont les noms figurent sur une feuille dactylographiée et leur indique leurs places dans cet autobus qui me rappelle les cars bringuebalants du Languedoc dans la France de 1939. Mlle Maria Aparatchika, qui s’est acheté un "body" de 500 F (à l’Ecole, avec sa copine les garçons les traitaient de "mal vêtues" ) , qui s’est levée tous les matins entre 11 heures et midi, qui a fumé des clopes à la chaîne, qui a bu de la bière au baril, qui s’est empiffrée comme Gargamelle, qui est allée déjeuner à l’Ecole Normale Supérieure de Fontenay-aux Eglantines ("parce qu’on y est servie ! " ), qui raconte ses belles amours éperdues avec le diplômé d’Economie Politique Z, de l’Institut Français de Bohême , (à défaut du prince "merdique" que lui reproche ce dernier ?), qui, lui-même, joue à la bête à deux dos avec l’épouse slovaco – albanaise d’un poète ottoman qui compose royalement à Paris ; Maria, qui a vingt six ans et qui ne pense qu’à se marier et qui a débuté dans une fromagerie à dix-sept ans après avoir vendu sa virginité à seize ans sous prétexte que c’était là marchandise qui perd son lustre à ne pas servir, Mlle Aparatchika me presse donc de l’accompagner dans un café – non pour m’offrir un petit noir – mais bien pour rendre cordialement à la France partie de la substantifique moelle si libéralement prodiguée par Celle-ci.
Claude d’Esplas (Les Merlufleaux)
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