Sur la place du Capitole, accoudé au zinc du café d'angle sous les arcades, le Directeur Epsilon (on lui doit un traité de l'orthographe et de la différence des mots) déguste son deuxième petit résiné sec. Le soleil sèche le pavé encore moite des rosées de la nuit. Le Vicomte sort du directorat, nomination en poche : baby-sitter intérimaire au petit collège de Zaguezigue. Il a tout de suite tapé dans l'œil de la grosse matrone, Madame la secrétaire-chef du super Directeur Epsilon, car il a oublié de lui apporter le poulet ou le canard traditionnels qui influent à coup sûr sur la destination géographique de tout jeune blanc-bec en mal de survie universitaire. Le grand Collège de Zaguezigue n'est qu'à trois heures quarante-cinq minutes de la capitale de la Languedocie, au cœur ou presque de la Novempopulanie, cette perle de l'empire romain du temps de César le Chauve, étendue jusqu'à la Loire sous Auguste avant de devenir enfin l'Aquitania-tertia, limitrophe de la Narbonnaise et convertie aux lettres et à l'éloquence comme sa voisine qui a subi l'influence de la colonie phocéenne de Massalie.
A l'époque du déferlement des Romains, les Novempopulaines étaient riches, polis et propres, ressemblant aux Espagnols, selon Strabon ; adroits, fins et rusés, spirituels, enclins aux bons mots et à la raillerie, d'après Florus, tandis que Sulpice Sévère souligne l'aménité de leur langage. Chosibus s'est renseigné au point de s'interroger sur les réticences du Père Montgaillard, Jésuite, né à Aubiet non loin d'Auch, professeur au collège de cette ville. Par beau temps, au-delà des collines, on peut apercevoir la chaîne des Pyrénées. Le Tibre chétif traverse la ville avant de s'aller jeter dans la puissante Garonne. On y entend le parler des Landes, celui de Jasmin et de Pey de Garros. La chère est bonne, le vin robuste, la population grasse, la vie simple, l'humeur paisible, les femmes avenantes.
Le Vicomte Chosibus tient son premier salaire en poche. Il va rencontrer d'égal à égal (ou presque) ces modérateurs, ces sous-modérateurs, ces rhéteurs d'éloquence, ces grammairiens qui enseignent et le celte, le grec et le latin, ces Axius-Maulus à Tarbes, ces Tétradius à Angoulême dont les leçons publiques détournent les maîtresses de maison de leurs fourneaux.
La rivière qui serpente et fait tourner les moulins, n'est plus, l'été, qu'un ruisseau qui ne pourrait couvrir le sabot d'un cheval (le poète l'affirme). Là, le blé de Campanie pousse en abondance, et la vigne de Sorrente, pour nourrir ces rois de la terre qui n'ont d'autres Dieux que leurs ventres.
De ce temps, aux terrasses des cafés de la place Roosevelt, les anciens condisciples de Chosibus sirotent l'apéritif à la mode, inscrits, qui à la Faculté Juridique, qui à la Faculté d'Esculape, et entretiennent au soleil un bronzage qu'ils ressortiront intact aux prochaines vacances d'hiver, à trois mois de là. A la Poste centrale, des amis de la famille siègent derrière les guichets. La statue d'un Poète breton règne sur la Grand' Place. La voix des ténors montagnards émeut aux larmes les ouvreuses du Théâtre des Quinconces où l'on donne Rigoletto. Chosibus s'est inscrit à la Faculté des Lettres fondée par les Frères-Prêcheurs Roland de Crémone, Jean de Saint-Gilles et Laurent dit l'Anglais, et ce dans l'espoir d'y décrocher quelque CAP (Certificat d'Aptitude Professionnelle) qui lui permettra de gravir les rudes marches de la scolastique hiérarchie avec peut-être, au bout, une titularisation qui fera de lui un théologien à part entière. Devant la gare des Cars Routiers, Chosibus a engrangé des fiches d'horaires avant d'affronter une longue route de plaies et de bosses qui le conduira aussi sûrement à l'exil qu'un Ovide vers les rives du pays des Gètes. Voici Egericius, ses rues pavées, sa Cathédrale, sa Préfecture puis encore plus avant dans la nuit, le terminus de Zaguezigue, sous-préfecture, collège de filles, collège de garçons, la campagne.
Le Vicomte Chosibus respire à pleins poumons cette odeur de glèbe qu'on retourne et qui, sous les premiers soleils de mars, annonce le retour du printemps. O Fortunatos nimium ..., scande Chosibus qui nage dans le bonheur comme une blatte dans l'évier tandis que le Falerne nouveau fermente joyeusement dans les cuves en nasillant. Chosibus a rencontré le modérateur à l'haleine de Clark Gable et dont la belle épouse prépare la soupe pour les pensionnaires de l'établissement : c'est la fille de la meunière et qui sait compter ses sous. Le modérateur aurait commencé une thèse sur Jasmin et en serait resté là.
Les pensionnaires carthaginois apportent d'immenses tapis à Madame la Principale et des dattes fourrées ; il n'est pas interdit de leur trouver de l'intelligence et des manières d'autant qu'ils arborent fièrement leurs vingt-cinq ans et toutes leurs dents. Le collègue de Chosibus gère une boîte de nuit à Bordeaux. L'élève Alcibiade court les marathons, l'élève Brantôme distille son foie gras, le professeur d'anglais Connecticut, qui a séjourné deux ans aux Etats-Unis, prête sa jument Pâquerette aux grands élèves sinon aux surveillants et organise des séjours linguistiques en Angleterre (où il faut emporter son “manger”). Chacun attend le bal de la sous-préfecture où l'on sort toilettes tandis qu'un coq treiziste, lui, sort ses muscles qu'il exhibera sous le maillot de France deux ou trois fois bon an, mal an.
Felix regio ubi bibere, vivere, dicitur, comme dit le sous-préfet du coin, natif de Courvallois et fier de l'être.
Claude d’Esplas (Les Merlufleaux)
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