Le Paris-Strasbourg file le long de la Marne verte. L’eau frissonne aux premières lueurs de l’aube et chacun, chacune, d’attraper son cartable à l’approche de Château-Thierry… Les descendants de Jean de La Fontaine s’étirent dans leur chemise de nuit : sont-ils aussi heureux que les gaillards des Contes. En fait de descendants Monsieur de La Louveterie, professant au Collège depuis le commencement des temps, veut bien me certifier que l’on ne connaît à Chaury que des descendants de… Madame Jean de La Fontaine.
1958
7 Décembre, 11 h – le professeur Carvel les fait "chanter " dans la salle voisine – jusqu’à épuisement. "Noch einmal ! Encore, encore", leur aboie-t-il aux cordes vocales (si un chien avait aboyé de la sorte on l’aurait pendu !) tel un Feldwebel de l’armée allemande de la grand époque. Le professeur Carvel qui, sur ses vieux ans, prit femme jeune en toutes matières, appelle les acteurs comme ils sont sur la liste, donne de la corne dans tout ce qui bouge, résultat de vingt années de répétitorat dans les établissements parisiens de la rive gauche, et passe de gastronomiques vacances en Alsace avec Babeau – c’est sa jeune femelle – qui est de bon poil, ardente et belle et propre à l’amoureux combat.
Par la fenêtre de la salle de classe, on voit les toits de l’ancien Collège, les rideaux rouges aux fenêtres des dortoirs et les volets verts de Si j’était riche… ; et au-delà, les forêts ombragées, les riches campagnes, les rivières poissonneuses et les vastes prairies qui ondulent jusqu’à la Ferté-Milon.
18h – Dans le Strasbourg-Paris, achevé lecture de ce roman millésimé, lavasserie d’un Sorbonicole au visage blafard, ex-professeur au lycée Papi et conférencier dans les grands magasins, récit d’une captivité oflagophonétique en Autriche et de ses velléités escapatoires, le tout saupoudré d’une profusion de niaiseries, gonflé d’onctueuse autosatisfaction, tel que, dans sa chaire, les cheveux teints, les ongles faits, jetant mille œillades à ses auditrices du premier rang, le bonhomme resplendit ternement dans son complet d’assez bonne coupe. Sa verve mordicante l’a fait admettre à la société des gens d’Esprit, section secrétariat… Mais déjà le "dur" , comme dit Carvel, ferraille sur les aiguillages de la gare de l’Est – buffet gastronomique classé et heurtoirs en forme de cul de pachyderme. "Paquet d’os" , professeur de lettres, avec des membres auprès desquels une fourmi semble dodue, se déplie longuement et heurte les genoux de Basse-Taille, maître gymnaste aux épaules de gladiateur en mal de foule. Et chacun de regagner l’encagement des choses quotidiennes, tandis que là-bas, en Champagne , manants et languardes hument la soupe à l’ancienne et que le Musée s’endort jusqu’à demain.
Lundi 8 avril – Maison de Jean de La Fontaine à Château-Thierry. Tel J.C. multipliant les pains, à la Maison-Musée du Fabuliste, J.-A. multiplie les croûtes.
Vendredi 17 avril – Dans le train Chaury-Paris, Madame Rustique, professeur de sciences naturelles et fille d’officier supérieur, traite son père de "salaud", évoque ensuite son mari, assistant de Faculté, qui la trouve "demeurée" parce qu’un jour qu’on frappait à la porte de leur chambre où son mâle était nu et qu’elle avait dit, machinalement, "entrez !" , la soubrette avait vu le veau qu’elle n’aurait pas dû voir…
16 février - Déjeuner chez Monsieur le professeur Carvel, au 6e étage d’une rue du Quartier latin. Succession de petites pièces mansardées dans lesquelles nichent cet ancien adjoint d’enseignement et Babeau, sa blonde épouse, de vingt-cinq ans sa cadette, ex-serveuse de prêt-à-porter et qui tient maintenant la caisse d’une boutique de fanfreluches sur les Grands Boulevards. Elle glousse, il la tance. Elle le regarde, il sourit de cette mine mi-renardière, mi porcine qui , chez lui, traduit la plus momentanée des bonhomies. Sur les étagères, les œuvres de la philosophie marxiste ; sur la table, un énorme rôti de bœuf flanqué d’une profusion de vins et liqueurs. "Il faudra changer de boucher" , gronde le maître de céans en plantant un énorme couteau dans la viande rouge. Les bouchers, il les a pourtant tous essayés, y compris ceux de la province normande où l’Administration l’a envoyé paître. Son épouse ose sourire : il se dresse, il invective, il se rassied. Le café pris, il va cherche sa collection d’Odéons où rengaines à la guimauve s’entassent sur les disques de La Miss ("la Vieille", comme il l’appelle) dont le J’ai fait ça en douce qui provoque son immense jubilation. Puis c’est le répertoire estudiantin qui déride enfin les bajoues de ce vieil escholier*, éternel Ferdinand Lop**, titularisé dans le fonctionnariat au terme d’une longue et grise carrière dans la maîtrise d’externat (n’offre-t-il pas des fleurs à Madame l’Epouse de Monsieur le Principal, tout en lui susurrant au creux des tympans les derniers ragots du Collège et ce, dans l’espoir de voir s’améliorer sa note professionnelle ?) … L’escalier étroit me ramène au cœur du quartier latin qui pousse ses tentacules jusqu’aux mansardes de Monsieur Carvel.
Bilans de l’année d’exercice
Marché commun. Affalés sur le trottoir froid devant le Prisunic Mozart, deux anglais d’une trentaine d’années, entourés de flacons de bière et tout blottis contre un chien chaud font la Manche : Rule Britannia !
Affaires extérieures. Protestant contre les essais nucléaires français dans le Pacifique, le syndicat des demoiselles d’honneur d’Australie, à Canberra, a décidé de boycotter la lingerie fine Made in France : Melbourne et Sydney vont suivre le mouvement. La chanteuse Madonna et Mademoiselle Stone avaient déjà pris les devants . La Reine d’Angleterre va-t-elle se retrouver sans dessous dessus ?
Economie politique (ou Traité de Maastricht)
"Son mari qui ne gagne rien
Ne lui donne pas le moyen
D’avoir tout ce qu’elle demande,
Enfin elle fait un faux pas
Et pour avoir de la Hollande
Elle donne le pays bas."
Economie militaire (ou les Sigogne sont de retour)
"Cet endroit si chaud… Et qui pourrait en un moment
Allumer dans un régiment, toutes les mèches d’harquebuse."
Critique
"Que je manque de gravité
Qu’on ne puisse me lire en classe?"
Auto-critique
"Du bon, du comme ça, du mauvais plus encore
Qu’y puis-je ? Ainsi en va-t-il de tout livre."
Moralité, de Pierre Le Loyer (né en 1550)
"Le cheval suit la jument, le taureau aime la vache
Et le bélier ne s’attache qu’à la brebis seulement."
Le Strasbourg-Paris file le long de la Marne verte. L’eau frissonne aux premières teintes du crépuscule. Accoudé à la barre d’appui du couloir, le front contre la vitre fraîche, à l’approche de Chaury, le voyageur lointain apercevra – peut-être – Maître Renard assis sur son séant dans quelque pré pentu couronné d’un bois sombre d’où monte le babil d’une tendre Babette et qui rit mieux que Bègue au château de Belin.
Notes :
* a) Escholier = écolier en vieux français
b) Raymond Escholier (1882 Paris - 1971 Nîmes), journaliste parlementaire, Conservateur de la Maison de Victor Hugo et du musée du Petit Palais. Issu d'une longue lignée de juristes ariégeois il passe ses grandes vacances à Mirepoix (Ariège). Il est l'ami de Raoul Lafagette qui lui remet un petit recueil de poèmes de Marie Noël : Les Chansons et les Heures. Critique d'art à La Dépêche de Toulous, il écrit à deux mains avec son épouse Marie-Louise Escholier : Dansons la Trompeuse, et Cantegril sous la forme d'un opéra-bouffe (mis en musique par Roger Ducasse).
** Ferdinand Lop (1891 Marseille - 1974 Saint-Sébastien-de-Morsent (Eure).
Journaliste, dessinateur, répétiteur d'anglais, écrivain, poète, humoriste et philosophe de café français (Cf : Quartier latin, les cafés littéraires, 1958), connu surtout pour sa candidature perpétuelle aux élections présidentielles et ses slogans : "Au char de l'Etat, il faut la roue d'un Lop". On lui prête les pensées et aphorismes suivants : "Les partis politiques sont des champignonnières sur le dos du corps électoral" ; "La politique, c'est une femme que l'on courtise et que l'on aime" ; "Ce n'est pas une retraite, c'est une progression vers l'arrière pour raisons stratégiques". Il préconisait la prolongation de la rade de Brest jusqu'à Montmartre et l'extension du boulevard Saint-Michel jusqu'à la mer (dans les deux sens)". Reconnaissable à son épaisse tignasse de cheveux roux, ses lunettes, sa petite moustache, son grand chapeau et son nœud papillon, il haranguait les étudiants sur le boulevard Saint-Michel dans les années d'avant et d'après guerre.
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