Cinquantenaire
par
Monsegur Vaillant
Bonjour, Maître !
Salle Diemer, rue de Madrid, fin mars, une de ces années hors du temps ; il fait beau et doux, nous sommes assis sous les fenêtres, tout près des deux pianos Erard, émus derrière les banalités échangées, un peu tendus par le souci de bien faire mais heureux, prêts à assister au Concert Exceptionnel et privilégié de celui qui devait subitement nous laisser orphelins sur la route de la quête vers l’absolu.
La porte s’ouvre : “Bonjour mes enfants, c’est le printemps, allez donc à la campagne respirer, vous promener, et oubliez le piano !” Yves Nat vient d’entrer, nimbé d’un parfum de cigarettes High Life pourtant nuisibles à sa santé, et, sans effusion ni main tendue (“ça n’est pas hygiénique... que de microbes échangés... !”), d’une voix grave et ronde au léger accent bittérois, nous invite affectueusement au banquet musical qui va suivre et s’installe devant son piano, celui près du mur latéral. “Quel est le menu aujourd’hui ?” Puis, s’adressant à une élève, surdiplômée, déjà, des classes d’écriture : “Qu’as-tu dans ton assiette ?” “La barcarolle de Chopin”. “Bien !”. Commence alors une interprétation précieuse, détaillée au point de compter les gouttes d’eau d’une vague dont les courbes se désintègrent finalement. On s’ennuie. A la fin de l’œuvre : “C’est bien débrouillé ! Mais ne crois-tu pas qu’il vaudrait mieux assurer un tempo de balancement régulier ?” Yves Nat joue alors l’introduction : une basse somptueuse suivie d’un accord interrogatif, dans l’espace, qui redescend ensuite en spirales et, après un silence de dernière hésitation, aboutit à une ondulation régulière soutenant une mélodie d’une infinie douceur. Nous sortons alors de la matérialité et nous laissons entraîner dans un tourbillon irrésistible, tellement vaste, dans cet univers où a évolué Chopin, comme Beethoven, Schubert, Schumann, tous ceux qui ont atteint le sommet et dont Yves Nat a retrouvé la trace et nous en transmet, peut-être inconsciemment, l’indicible essentiel.
Quand arrivent les derniers clapotis de cette étrange ballade et les ultimes mesures qui semblent dire “c’était bien cela, pas d’erreur possible”, nous sommes encore muets de toute émotion explicable quand ce “je préfère ma version” nous rejette brutalement dans la réalité et nous restons interdits, cette fois, jusqu’au malaise devant tant d’incompréhension et de mépris.
Il faut se rendre à l’évidence : il existe des savants, analyseurs, scruteurs, disséqueurs de portées avec en bas de gamme les futurs critiques, Beckmessers de brocante, détecteurs de fausses notes, incapables bien sûr de décrypter, encore moins d’entendre la musique qui en émane, satisfaits qu’ils sont — rats et souris de labo-conservatoire — de grignoter seulement la croûte d’un fromage sans odeur et sans goût.
Difficile après cette scène de passer à autre chose. Heureusement, la plus douée d’entre nous, une vraie musicienne cette fois-ci, propose les Jeux d’Eau de la Villa d’Este de Franz Liszt ; elle en extrait une pure merveille de limpidité. Quelques conseils suivront pour affirmer, s’il en était besoin, une interprétation déjà irréprochable.
Dans l’assiette suivante ce sera le 3e Concerto de Beethoven, ou était-ce celui de Liszt ou de Schumann — le Concerto de Saint-Saëns étant réservé, à titre de punition, aux élèves insuffisants d’efforts — peu importe, Yves Nat remplacera l’orchestre, sans partition devant les yeux, et conduira au but le ou la soliste parfois en mal de tempo ou de rigueur.
Presque à la fin du 1er mouvement, arrive le photographe, chargé annuellement et officiellement d’éterniser à jamais le Maître et ses élèves ; ce sera vite terminé. “C’est fait avec amour !”, conclut Yves Nat, en souriant. Mais pour nous cette image imparfaite restera le précieux témoin de ces années consacrées passionnément à la Musique, sous la direction d’un Maître irremplaçable, si proche et respectueux des compositeurs dont il assurait la transmission des œuvres sans rajout de quelque dindonnante inflation d’ego.
En dehors de son propre Concerto, dont il nous révélait certains passages — entre autres, cette “valse de la mort” et ses plaintes en notes répétées qui semblaient l’angoisser en prélude de son Concert au Théâtre des Champs-Elysées sous la direction d’André Cluytens — il n’était plus Yves Nat mais Beethoven, Schubert, Schumann, Chopin, Chabrier, Liszt, Brahms, Fauré, Debussy ou Ravel, et s’il existait un instrument capable de reproduire les bandes numériques enregistrées dans nos cerveaux et de restituer les sonates, variations,impromptus, ballades, fantaisies, barcarolles, préludes, nocturnes, Jardins sous la pluie, Jeux d’eau, Isle joyeuse, Scarbo et tant d’autres s’échappant magiquement de ses doigts et gravés à jamais dans notre mémoire, il y aurait beaucoup de sublimes moments musicaux restitués à bien des auditeurs qui n’ont pas eu la chance, comme nous, de recevoir en direct cette inestimable offrande en deçà et au delà de toute concession de circonstance.
Merci, Yves Nat, de nous avoir encouragés à suivre la seule voie possible, celle de la non-complaisance.
Toutes ces notes en l’attente de pouvoir vous redire, peut-être un jour, “Bonjour Maître !”
Monsegur Vaillant
Filmographie : cf. document INA * La classe d'Yves Nat au Conservatoire National Supérieur de Musique de Paris avec Giselle Monsegur Vaillant au piano
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